FOOTWORK, le pas de Chicago
, le 23 mars 2011
Le Footwork (que l’on peut parfois trouver orthographié Foot Work ou Footwurk) est un genre musical et une danse (à moins que ce ne soit l’inverse) née à Chicago [1] au cours de ces 10 dernières années, qui devient un véritable phénomène en 2006 et atteint une renommée mondiale en 2010 avec la sortie sur le label Planet Mu de la compilation Bangs & Works Vol.1.
Il s’agit certainement d’une des musiques les plus rafraichissante de ces 10 dernières années et, peut-être, le renouveau de la musique noire américaine que l’on attendait depuis longtemps.
We don’t do records, we do tracks
Complètement indansable pour les gens normaux, mais également inécoutable assis dans un canapé, le Footwork est un genre musical peu accessible qui, s’il ne s’adoucis pas, décollera forcément avec difficulté auprès du grand public.
Les derniers labels de Ghetto House locaux ayant mis la clé sous la porte, et l’accès au pressage vinyle étant trop cher (et plus rentables à l’ère du P2P) pour nos toreros de la boucle, les tracks sont diffusées principalement sous forme de fichiers numériques dans le réseau des DJ. Pas le temps de faire des albums, on produit des tracks, rapidement dans le but quasi unique d’être joués en battle. On est loin d’un système marchant.
Le Footwork est un descendant direct de la Chicago House, et plus particulièrement de ses sous-divisions, la Ghetto House [2] et le Juke [3], mais on sent également des accointances avec la scène anglaise (La scène Hardcore et la Drum & Bass, le UK Garage, le Dub Step etc [4]). Ce nouveau son, minimal, rapide (autour de 160bpm), souvent produit par des danseurs et uniquement pensé pour la danse, se différencie de ses ainés en destructurant ses beats et en pitchant à l’extrême ses samples vocaux.
En deux mots, le Footwork distille de grosses infra-basses sur lesquelles jacassent des micros percussions libres (et parfois assez complexes) ainsi que des samples très courts et over pitchés [5] (pas plus de 3 mots) issus généralement de refrains R&B ou Hip-Hop (mais également Soul ou Jazz) et répétés ad nauseam. Les sons sont froids, synthétiques, lo-fi et, à la première écoute, semblent avoir été balancés n’importe comment sur les pistes, le plus vite possible pour être prêts à temps pour la prochaine battle.
On peut ensuite noter une utilisation à contre courant des rôles que se partagent traditionnellement les vocaux et les percussions dans la musique populaire de danse. Les productions de footwork peuvent utiliser les samples vocaux mis en boucle comme base rythmique régulière sur laquelle on va s’appuyer, tandis que les instruments percusifs (ici les toms, les claps ou les caisses claires de la boite à rythme) se retrouvent a jouer un rôle de soliste et viennent gambader librement sur cette base.
Comme par exemple dans Turn Back Time de DJ Nate :
The roots
Le style si particulier du footwork aurait été largement influencé, voir créé, par R.P. Boo (alias Arpebu) un ancien danseur de Juke qui aurait décidé d’adapter la musique au plus près des besoins des danseurs.
"The more I see these dancers out here doin’ these things, the more I feed off of them, and my music gets better," Boo
Au tournant du siècle, les danseurs avaient pris l’habitude d’organiser des battles dans les soirées juke. Ces battles se concentraient sur des passes de jeux de jambes de plus en plus complexes et rapides et les danseurs avaient besoins, pour pousser leurs passes et briller toujours un peu plus, de rythmes moins binaires que ceux que leur offraient le traditionnel 4/4 d’alors. C’est de ces combats de jeux de jambes qu’est né le terme "footwork" et l’envie de quelque chose de différent.
C’est alors que R.P. Boo sorti sur vinyle white label Baby Come On.
Ce n’est pas vraiment une "véritable" track mais plutôt un essai non terminé, une "concept track" selon Boo, qui fera sensation sur les danseurs de la scène Juke. C’est avec notamment l’utilisation particulière que le producteur/danseur fait des samples vocaux en les coupant et les bouclant au "mauvais endroit" et du groove hypnotique qui en ressort qui étonna alors tout le monde.
Ce morceau répondait à une véritable attente, les danseurs se jetèrent dessus et les producteurs se penchèrent sur cette idée d’une juke aux rythmes décalée et la formule sera reprise, modifiée et améliorée et amènera une nouvelle façon de danser qui influencera à son tour la musique jusqu’à déstructurer complètement les beats.
– Baby Come On, basé sur un sample hypnotique de Ol’ Dirty Bastard :
– Ice Cream - RP Boo
Vous pouvez télécharger gratuitement la mixtape de R.P. Boo (merci à lui) Dude Off 59th Street par ici.
Je vous colle ci-dessous un petit doc par NPR.org avec des interviews des principaux musiciens de la scène de Chicago :
Bangs and Works Vol.1
Le Footwork étant une scène ultra locale, il était difficile de se procurer des galettes, heureusement, grâce au label electro Planet Mu on peut dorénavent trouver la compilation Bangs & Works Vol.1 qui nous présente un résumé de cette scène musicale et ses artistes les plus représentatifs comme DJ Nate, DJ Spinn, DJ Rashad ou encore DJ Roc.
Battle
Mais le footwurk c’est aussi et surtout une danse. Souvent comparé au Krump de Los Angeles et au Jit de Detroit pour sa rapidité et ses racines africaines, mais également, dans la lignée du Popping, du C-Walk et du break, les gamins de Chicago ont développé une danse de battle ultra technique et physique dont les sessions sont éprouvantes et courtes. Mais là où dans le Krump on remue son cul et ses bras comme un bâtard, ici tout se joue dans le jeu de jambe, ce qui me fait penser inévitablement aux ancestrales claquettes.
C’est une danse mais c’est une danse de battle, on se défie, danse face à face pour l’honneur, l’argent ou la suprématie de sa clique et la compétition fait rage. Il y aurait notamment une division entre les danseurs du West Side et ceux du South Side.
Voilà à quoi ressemble une soirée footwork :
Les rencontres se font bien sûr lors de battles organisées mais également dans la rue, dans les cours de récréations, dans les gymnases, les salles de douche, les cafèt’ ou les préaux pour y trouver un sol parfaitement lisse, plus adaptés aux jeux de jambes frénétiques de nos jeunes excités.
Les réputations se font et se défont aussi via Youtube où l’on se provoque et fait sa promo via de très courts clips filmés à l’arrache au téléphone portable dans un coin de douche ou un garage. Le son d’origine étant généralement pourris (on danse souvent au son de son mobile ou directement de celui qui sert à filmer) on peut alors rapidos coller dessus un track et on envoie ça sur les plateformes d’échange de vidéo.
Voyons ce que ça donne :
[1] Une ville qui a une histoire plutôt chargée en matière de black music, du Jazz à la House Music, en passant par le Funk et la Soul.
[2] La Ghetto House est un sous-genre de la Chicago House, les beats sont plus rapides et de fortes influences HipHop se font sentir via des samples vocaux en boucles et l’ajout de techniques comme le scratch. Je vous conseille de jeter un oeil à ce petit documentaire sur la scène Ghetto House : Ghetto tracks
[3] Le Juke est un sous-genre de la Ghetto House. Dans les années 90, "a juke party" était une expression désignant une soirée Ghetto House particulièrement chaude. Le nom fut ensuite repris pour désigner un type de morceau de Ghetto House particulièrement rapide et utilisant les samples vocaux de façon plus radicale et hypnotique.
[4] On pense également, mais de façon plus éloignée, à ce qu’on a appelé il fut un temps la Drill & Bass, soit la Drum & Bass arty et pour canapé de gens comme Aphex Twin ou Squarepusher qui se sont amusé à déconstruire les beats jungle et Drum&bass. Il est également intéressant de noter, car c’est plutôt chose rare, la forte influence de l’Europe sur une musique noire américaine (en générale c’est plutôt le contraire). J’en profite pour rappeler vite fait que la Techno et la House sont, à l’origine, des musiques noires américaines, issues respectivement de Detroit et de Chicago, dérivées de l’electro-funk et du hip-hop.
[5] Le pitch, pour un DJ, est la modification de la vitesse d’une musique, ou d’un sample, ce qui a une influence sur sa vitesse mais également sur sa tonalité. Une des techniques utilisées dans le footwork est de passer d’un sample à la vitesse x2 (avec une tonalité suraiguë et une longueur 2 fois plus courte) au même sample à la vitesse divisée par 2 (tonalité grave et longueur 2 fois plus longue) ce qui fait que les deux rythmiques ainsi récoltés peuvent s’emboiter sur un 4x4 classique : on peut enchainer 4 samples en x2 pendant que tourne le même sample divisée par 2.