Georges Duhamel et le cauchemar de la « vie future »
Scènes de la vie future, 1930
& , le 15 septembre 2010
Rédigé sur le mode de la visite touristique, Scènes de la vie future (1930) raconte l’étonnement d’un candide au pays des gratte-ciel, des abattoirs industriels, de la Prohibition, de la ségrégation raciale et…du cinéma. Loin d’amener le voyageur à relativiser ses propres normes culturelles, la visite de Georges Duhamel tourne au réquisitoire.
Comme le suggère le titre de l’ouvrage, l’Amérique joue à l’Europe des « scènes » de ce qui sera sa « vie future » si elle ne met pas un frein aux « excès de la civilisation industrielle ». Laboratoire de modernité, l’Amérique peut sembler en avance sur son temps, pourtant Duhamel ne la juge pas « jeune » mais au contraire déjà vieille et « sans maturation réelle ». Dès lors, l’essayiste pense faire œuvre de salut public en attaquant point par point la culture américaine (ou son absence).
L’une de ses cibles de prédilection est précisément le cinéma, qui reflète et condense toute la frénésie et la vulgarité de la vie américaine. La séance de cinéma, par son contenu et par son mode de réception fait l’objet d’une condamnation sans appel. Sans surprise, l’essayiste prédit « la pire décadence » à la multitude américaine qui s’y adonne.
Outre le fait que sa lecture est hilarante, tant la prose de Duhamel est aussi vive et piquante que réactionnaire, il est particulièrement intéressant, en 2010, de relire ces passages qui mettent en perspective les actuelles cabales des réactionnaires modernes contres les nouvelles technologies (jeux video, internet, mondes virtuels, dématérialisation...) et leurs effets démoniaques (violence, cyberdépendances, troubles de la concentration, droits d’auteur...), tant celles de Duhamel nous paraissent aujourd’hui désuètes.
Scènes de la vie future de Georges Duhamel, extraits
[ils] patientent, l’œil trouble, déjà prêts à l’hypnose qui les saisira bientôt, dans l’ombre enchantée. De temps en temps, le building semble déglutir par ses bas orifices, un notable tronçon de la queue. […] Une secousse encore et nous voici dans l’antre du monstre. C’est là que le pèlerin présente l’obole, le dollar.
Nous voici, de nouveau, poussés, tels des animaux de boucherie, entre deux rampes de corde. Nouvelle queue, nouvelle attente dans l’oesophage du monstre. De cinq minutes en cinq minutes, les portes s’ouvrent et lâchent, dans une bouffée de musique et de nuit, une cinquantaine de gaillards qui semblent anesthésiés, qui sortent du plaisir comme ils sortent du restaurant ou du bureau, avec une funèbre indifférence. Immédiatement, les spectateurs gavés sont remplacés par un nombre égal de spectateurs à jeun, pour que la salle demeure comble. Quelques minutes passent et, soudain, vient notre tour. Nous sommes poussés dans l’abîme d’oubli.
Ah ! Ah ! Une brève bousculade. Et nous nous trouvons assis. Les fauteuils sont assez bons. Le confort américain. Le confort des fesses. Un confort purement musculaire et tactile.
[...] ici tout est faux. Fausse, la vie des ombres sur l’écran, fausse, l’espèce de musique répandue sur nous par je ne sais quels appareils torrentueux et mécaniques. Et qui sait ? Fausse, aussi, cette multitude humaine qui semble rêver ce qu’elle voit et s’agite parfois, sourdement, avec des gestes de dormeur. Tout est faux. Le monde est faux. Je ne suis peut-être plus, moi-même, qu’un simulacre d’homme, une imitation de Duhamel...
Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées. La musique... C’est vrai ! La musique ! Qu’est-ce donc cette musique ? On l’entend sans l’écouter. [...] Je le pensais bien : c’est de la fausse musique. De la musique de conserve. Cela sort de l’abattoir à musique comme les saucisses du déjeuner sortaient de l’abattoir à cochons. Oui ! Il doit y avoir, là-bas, quelque part, dans le centre du pays, une immense bâtisse de briques noires, enjambée, pourfendue par les arches d’un elevated. C’est là qu’on tue la musique. Elle est égorgée par des nègres, comme les gorets du Middle-West. Elle est assommée par des brutes lasses, à moitié endormies. On la dépèce, on la sale, on la poivre, on la cuit. Cela s’appelle "les disques". C’est de la musique en boîtes de conserve.
Je ne peux pas réfléchir : trop de bruit, trop de mouvement. Les gens entrent et sortent sans cesse. Nulle songerie n’est possible. Ce n’est pas une salle de spectacle, c’est un vestibule, un courant d’air, une place publique, une salle des pas perdus, des heures perdues, de toutes les espérances et de toutes les illusions perdues.
C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C’est, savamment empoisonnée, la nourriture d’une multitude que les puissances de moloch ont jugée condamnée et qu’elles achèvent d’avilir. Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveille au fond des cœurs aucune lumière, n’excite aucune espérance sinon celle, ridicule, d’être un jour « star » à Los Angeles.
J’affirme qu’un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s’achemine vers la pire décadence. J’affirme qu’un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j’affirme qu’un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s’élever, si peu que ce soit, par l’énergie de la pensée.
Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait de s’arrêter. Comme les pires caresses mercenaires, les plaisirs sont offerts au public sans qu’il ait besoin d’y participer autrement que par une molle et vague adhésion.
Le reste du bouquin, du même acabit (il n’y va pas non plus de main morte avec le Jazz), est également à découvrir de toute urgence ! - 3€ aux "Mille et une nuits".