International Anthem
La nouvelle avant-garde jazz de Chicago
, le 12 mai 2021
Petit panorama du label de jazz qui fait bouger les lignes à Chicago, accompagné d’une sélection d’albums à écouter d’urgence.
Les origines du jazz remontent à la fin du XIXe siècle. Depuis plus de cent ans, ce genre musical, né dans la douleur de la rencontre entre deux cultures, n’a eu de cesse de se diversifier et de multiplier les sous genres : Swing, Bebop, Hard Bop, Free Jazz, Jazz Fusion pour n’en citer que quelques-uns. Si les échanges entre jazz, rap et musiques électroniques ne sont pas nouveaux, depuis une dizaine d’années une nouvelle génération de musiciens tente à nouveau de fusionner ces genres en évitant les rencontres un peu plaquées comme on a pu le faire à une époque avec des projets comme Jazzmatazz. Une génération qui a véritablement pris le temps de digérer l’un et l’autre style pour se les approprier en profondeur.
La bouillonnante scène londonienne, par exemple, a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années en réactivant l’esprit de l’Acid Jazz avec ses inspirations très « club », ses morceaux finement produits, ses synthétiseurs et ses batteurs biberonnées à la drum & bass et au dubstep. Pendant ce temps, de l’autre coté de l’Atlantique des scènes tentent d’autres approches, de New-York avec le Onyx Collective, Sly5thAve ou Brandee Younger, à Los Angeles autour du label Brainfeeder de Thundercat, Flying Lotus et Kamasi Washington. Une ville tire également son épingle du jeu avec une scène aux influences et sonorités qui lui sont propres et intimement liées à son histoire : Chicago.
Chicago, terreau de la black music
À Chicago on ne fait pas de la musique uniquement pour amuser la galerie, depuis l’époque tumultueuse des big bands de la prohibition jusqu’à la drill des années 2010, la musique y est une affaire sérieuse. C’est pendant la prohibition que les musiciens de jazz ayant migré du sud ségrégationniste trouvent dans les bars clandestins tenus par la mafia une opportunité de vivre décemment de leur art sans avoir à se plier aux concessions artistiques imposées par les clubs plus classiques [1]. Le jazz s’y urbanise, les sonorités deviennent plus nerveuses et les solos s’y généralisent. Plus tard, Muddy Waters et Howlin’ Wolf électrifient leur guitares et y inventent le Chicago Bues et le Rn’B, deux genres qui donneront naissance au Rock n’ Roll. On y invente la House Music dans les années 1980 et plus récemment, le footwork et la drill [2].
L’esprit de la Great Black Music et le spectre de l’Art Ensemble of Chicago, véritable institution du free jazz, irriguent toujours fortement la création jazz locale, notamment via le collectif AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) qui en perpétuent les traditions. Ainsi, une armada de jeunes musiciens s’acharnent aujourd’hui à y renouveler le jazz en le mêlant avec des influences modernes, parfois hip-hop et électroniques, mais avec une énergie plus brute qu’en Angleterre ou à Los Angeles, et surtout, en gardant une connection directe avec le free jazz et le jazz modal des années 1960 et 1970. Expérimentations, improvisations, mélanges d’influences diverses, spoken word, afrofuturisme et militantisme politique sont autant d’éléments que l’on retrouve naturellement parmi les ingrédients magiques de cette grande soupe aux parfums divers et variés.
Un label à la culture punk
C’est autour de 2014 que, témoins de l’effervescence de cette scène dont personne ne semblait vouloir s’occuper, deux trentenaires blancs et anciens activistes de la scène punk du mid-west, Scott McNiece et David Allen, décident d’unir leurs forces pour réunir et mettre en valeur ces talents.
Dans un premier temps, nos deux compères s’occupent principalement de trouver des dates et de promouvoir des concerts avec les moyens et la culture « Do it yourself » hérités de leurs années dans l’underground punk rock, puis, de fil en aiguille, un véritable label fini par se monter. Après six ans d’acharnement et certainement en grande partie grâce au succès de leur artiste phare Makaya McCraven, International Anthem commence à peine à rapporter un peu d’argent. Depuis ses locaux installés dans le South Side de la ville, le label distille des albums aux talents variés et qui n’hésitent pas, comme à la grande époque free des années 1960, à réconcilier le jazz avec l’engagement politique et social.
Il ressort de cette effervescence une véritable culture de label comme on l’aime. On peut voir leur catalogue comme une oeuvre cohérente avec une identité marquée, et des passages de relais entre les artistes et les différents projets. Marquée par le trumpisme, le Covid et le mouvement Black Lives Matter, 2020 a été une année complexe et pleine de défis pour tout le monde, particulièrement pour les minorités et la population noire américaine, mais, comme le disait Scott McNiece en janvier 2020 à Pitchfork, c’est une période très stimulante pour la culture et il est important d’y être une voix prolifique. Programme chargé, donc, et pour le moment bien parti pour International Anthem.
“Part of the idea behind being prolific right now is that 2020 is an important year for culture. There’s going to be a lot of energy and emotions and people trying to topple over the fucking fascists running our country. We want to be putting out music that’s fueling the fire.”
— - Scott McNiece
Sélection d’albums
Une courte sélection d’albums issus de la galaxie International Anthem.
Makaya McCraven - Universal Beeings
International Anthem, 2018
Fils du batteur américain Steve McCraven, collaborateur de longue date d’Archie Shepp, et de la chanteuse hongroise Agnes Zsigmondi, Makaya a grandi dans la musique et le multiculturalisme.
Certainement son album le plus abouti et le plus représentatif, Universal Beeings, et sa suite Universal Beeings E&F Sides, est construit à partir d’une série de sessions improvisées avec des artistes des 4 scènes actuellement les plus actives du renouveau jazz contemporain : Chicago, New York, Los Angeles et Londres. De ces enregistrements accumulées pendant plusieurs années Makaya Mcraven a tiré des boucles qu’il a retravaillées en post production dans son home studio. À la manière d’un producteur de rap il sélectionne, découpe et met en boucle les meilleurs passages pour en faire ressortir la sève.
Le jazz de McCraven est une vraie musique de batteur où tout tourne autour du rythme. Tous les instruments travaillent ici pour et au coeur de la rythmique avec une culture de la boucle chère à la beat music. Malgré le passage par les machines, le batteur s’attache à ce que le résultat conserve un aspect très live et brut de décoffrage. En résulte une musique qui pourra paraitre inachevée à certains mais dont beaucoup rêvaient peut-être depuis longtemps, celle de la rencontre entre l’esprit du free jazz modal de John Coltrane ou Pharoah Sanders et celui du boom bap granuleux de Lord Finesse ou Godfather Don.
Un autre projet du batteur qui vaut le détour pour découvrir son travail est cette relecture de l’excellent dernier album du grand, et regretté, Gil Scott Heron : We’re New Again. Où l’on découvre que sa musique fonctionne aussi très bien avec une voix.
Dezron Douglas & Brandee Younger - Force Majeure
International Anthem, 2020
Les deux forces vives de la scène new-yorkaise que sont le contrebassiste Dezron Douglas et la harpiste Brandee Younger, collaborateurs de Ravi Coltrane et Pharoah Sanders, font partie des collaborateurs de l’album Universal Beeings de Makaya McCraven. Ce premier pas dans les corridors du label de Chicago ne sera pas le dernier. Album témoin de cette année 2020, passée pour beaucoup en mode confiné, Force Majeure réunit une sélection de sessions organisées par le couple depuis son appartement new-yorkais d’Harlem, enregistrées avec les moyens du bord et streamées en live sur internet tous les vendredis matins. On y retrouve principalement des reprises qui vont du Gospel Trane d’Alice Coltrane à Never Can Say Goodbye de Gloria Gaynor.
La complicité entre la basse de Dezron et la harpe de Brandee est d’une parfaite évidence, conférant à l’album une énergie positive propre à ensoleiller votre journée. Tout en simplicité et modestie, il n’en reste pas moins, à mon sens, un des albums de jazz les plus réjouissant de 2020.
Alabaster DePlume - To Cy & Lee : Instrumentals Vol. 1
International Anthem, 2020
De son vrai nom Angus Fairbairn, cet ancien punk, aujourd’hui saxophoniste et chanteur adepte du spoken word, a une carrière aux marges du jazz et de la pop avant-gardiste. Son album sorti chez International Anthem réunit une compilation de pièces uniquement instrumentales et enregistrées sur une période de huit ans. Ce volume 1 propose un free jazz planant, aux aspirations feng shui et qui n’hésite pas à se nourrir d’inspirations diverses : ambiant, musiques folkloriques orientales et occidentales, musique de film et même, selon Albastar, de jeux vidéo et d’animation japonaise, comme celle de Joe Hisaishi dont il assure être un admirateur.
Jeff Parker - Suite for Max Brown
International Anthem, 2020
Principalement connu pour être le guitariste – et multi instrumentiste – du groupe de post rock Tortoise, Jeff Parker a toujours eu un background très jazz. Il a notamment joué avec des artistes comme Joshua Redman ou Meshell Ndegeocello. Sur cet album dédié à sa mère Maxine Brown (figurant à 19 ans sur la pochette), le guitariste a dans un premier temps travaillé ses morceaux seul. Il s’enregistre, construit ses rythmiques en se samplant lui-même sur divers instruments de percussion, puis joue de la guitare et des claviers. Dans un deuxième temps, il invite ses amis du label, comme Makaya McCraven ou Rob Mazurek, à improviser dessus. Sa fille Ruby Parker fait également une apparition au chant sur le très beau Build a Nest.
Angel Bat Dawid - The Oracle
International Anthem, 2019
Le premier album de la clarinettiste et chanteuse est, à l’origine, uniquement sorti sur cassette. Le tout enregistré à droite et gauche lors de ses déplacements sur son iPhone puis mixé avec les moyens du bord, The Oracle est un album entièrement joué seule et réalisé dans un esprit do it yourself. Du jazz modal éthéré, improvisé et expérimental, avec des filtres, de l’autotune, du chant et du spoken word, et qui renoue avec l’esprit de la Great Black Music telle qu’elle se pratique à Chicago depuis des décennies tout en l’alliant avec l’énergie brut de la culture home studio contemporaine. Un album qui a beaucoup fait parler de lui et peut-être l’anthem qui a participé à placer le label sur la scène international.
Damon Locks - Where Future Unfolds
International Anthem, 2019
Artiste visuel, éducateur, chanteur, musicien et DJ, Damon Locks est un de ces hurluberlus qui multiplient les talents. C’est un pilier de la culture underground de Chicago depuis les années 1980. En dehors des nombreux projets musicaux dans lesquels il a joué (Trenchmouth, The Exploding Star Orchestra...) il a aussi participé à des ateliers avec des artistes emprisonnés dans la prison de haute sécurité de Stateville et a réalisé un travail graphique pour plusieurs sorties du label International Anthem, notamment Universal Beings de Makaya McCraven. Where Future Unfolds est à l’origine un projet perso concocté à base de samples de discours d’activistes des Droits Civiques américains passés à la moulinette de la boite à rythme. Puis une quinzaine de musiciens, comme Angel Bat Dawid, et d’artistes se sont petit à petit associés au projet jusqu’à monter le Black Monument Ensemble. Finalement, l’album Where Future Unfolds est un enregistrement live de cette formation qui mêle l’esprit du Artistic Heritage Ensemble de Phil Cohran et de l’album Attica Blues d’Archie Shepp à celui du It Takes A Nation of Millions to Hold Us Back de Public Enemy. Une rencontre singulièrement réussie entre l’activisme politique, la poésie, le gospel, le jazz et les boites à rythmes.
[1] Lire à ce sujet le livre Le Jazz et les gangsters
[2] Une Histoire de la musique noire à Chicago : #312SOUL, An Unfinished Retrospective of Chicago’s Black Music History