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Mathieu Triclot : Philosophie des jeux vidéo

Dirt Noze, le 24 juin 2011

De nos jours, quand on veut lire sur les jeux vidéo on se retrouve la plupart du temps face à une critique qui n’en est pas vraiment une et qui produit malheureusement des choses plus proches des tests de guide d’achat (comme on pourrait en faire pour des articles d’électroménager) que de véritables articles critiques comme on peut en trouver couramment pour le cinéma ou la littérature.

Malgrès quelques tentatives timides mais salutaires, l’état de la critique, dans le domaine, est toujours relativement pauvre, et ce malgrès le fait que le jeu vidéo prenne de plus en plus de place culturellement.

Force est de constater que la critique vidéo-ludique manque cruellement d’outils théoriques. Le champ est encore très largement à défricher et Philosophie des jeux vidéo est une bien belle entrée en matière dont je vous colle quelques extraits ci-dessous.

Mathieu Triclot, gamer et philosophe, nous propose avec son livre Philosophie des jeux vidéo (Zones) de nous questionner sur l’état vidéo ludique. Quel est donc cet état si particulier et en quoi est-il propre aux jeux vidéo ?

Déçu par ce que proposent les "game studies" anglo-saxonnes, qu’il trouve trop accès sur le jeu et ses systèmes de règles, l’auteur nous propose une nouvelle approche, les "play studies" qui seraient plus centrées sur le "jouer" et le joueur :

À côté des game studies qui s’occupent des paramètres formels des systèmes de jeu, dans une sorte de double en miroir de l’activité professionnelle de game design, il nous faut inventer des play studies, tournées vers la fabrique des expériences, les positions de sujets avec lesquelles jouent les jeux.

Il faut donc essayer de comprendre ce qu’est ce "jouer" propre aux jeux vidéo et pour cela l’auteur va chercher les travaux du psychanalyste Donald Winnicott (Jeu et réalité) :

Où situer donc le lieu du jeu ? Ni tout à fait du côté du joueur ni tout à fait du côté de l’écran, mais dans un entre-deux. Il se trouve que la psychanalyse nous offre, avec le travail de Winnicott, une description absolument remarquable de ce lieu du jeu, comme lieu intermédiaire. Une description qui nous en apprend plus sur les jeux vidéo que toutes les considérations sur les systèmes de règles. Il faut dire que la psychanalyse est une des rares traditions intellectuelles dans lesquelles existe un intérêt pour les jeux en tant que tels, en relation avec l’étude de la petite enfance. L’analyse consiste ici à prendre un phénomène considéré comme insignifiant, le jeu, et à montrer qu’il possède une logique propre que l’on peut déchiffrer, à l’instar du rêve ou du lapsus. L’exemple le plus célèbre est sans doute, chez Freud, l’analyse du jeu de l’enfant qui jette inlassablement un petit objet, une bobine, que l’adulte doit ramasser.

Mais, dans cette tradition et sur la question du jeu, les études de Winnicott occupent une place exceptionnelle. Chez le praticien anglais, il ne s’agit plus de produire la psychanalyse d’un jeu en particulier, ou même d’un ensemble de jeux, mais de proposer une analyse du phénomène du jeu en lui-même. « Ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer c’est une expérience, une forme fondamentale de la vie », écrit Winnicott. Nous avons affaire ici à une psychanalyse du play plutôt que des games, où « ce qui compte n’est pas tant le contenu, mais l’état, proche du retrait, qu’on retrouve dans la concentration ».

Le point de départ de l’analyse consiste à situer le jeu dans un espace intermédiaire, dans la zone des phénomènes dits « transitionnels ». « Si le jeu n’est ni dedans ni dehors, où est-il ? » Le jeu n’est ni un phénomène du moi, du psychisme à l’état pur, ni un phénomène qui relèverait simplement de l’extériorité, du dehors, du non-moi. L’espace du jeu s’instaure dans une forme de relation magique entre le sujet et l’extériorité, avec des objets extérieurs qui sont en quelque sorte habités, envahis par la subjectivité. Le réel du jeu n’est plus le réel de la perception ordinaire, celui de la complaisance soumise à une réalité extérieure à laquelle il faut s’ajuster et s’adapter. Ce n’est pas encore le réel irréel de l’hallucination ou du délire, dans lequel la réalité extérieure disparaît pour devenir phénomène subjectif. L’état du jeu appartient à un espace potentiel dans lequel une fraction de la réalité se trouve soumise à une forme de contrôle magique, qui maintient l’objet dans un état suspendu, ni complètement ma création ni événement simplement extérieur. Le jeu instaure des objets étranges, des « objets subjectifs » pour reprendre l’expression de Winnicott, qui ne sont ni tout à fait du moi ni tout à fait du non-moi, mais relèvent d’un mélange entre l’intériorité et l’extériorité.

Dans sa volonté de tenter une description de l’état vidéo ludique, Mathieu Triclot va également chercher du côté du cinéma avec Christian Metz (Le Signifiant imaginaire) et ses textes sur l’état filmique :

Comment comprendre le fait que l’irréalité du signifiant (un peu de lumière à travers la pellicule) s’accompagne d’un surcroît de réalité pour le spectateur ? C’est que la mécanique de l’immersion dans l’image de cinéma relève d’une forme de laisser-aller, de retrait dans la perception, que favorise la salle obscure. Tout est fait au cinéma pour engendrer une forme de surinvestissement dans le regard. Nous y retrouvons un état qui se caractérise par un mélange de sous-motricité et de toute perception qui n’a sans doute d’équivalent que dans les expériences de la toute petite enfance. L’énergie qui se serait dépensée en actions est en quelque sorte retournée vers l’intérieur, focalisée dans l’acte du regard. Une situation que l’on peut décrire selon Metz comme la production d’une hallucination paradoxale : les conditions du cinéma font que nous pouvons nous laisser aller à y rêver à demi éveillés le rêve d’un autre. « Le spectateur adulte, membre d’un groupe social où l’on assiste aux films assis et silencieux, ne se trouve nullement à l’abri, si le film le touche profondément, s’il est en état de fatigue, de turbulence affective, etc., de ces courts instants de basculement mental dont chacun de nous a l’expérience, et qui lui font faire un pas en direction de l’illusion vraie, le rapprochant d’un type fort de croyance au récit, un peu comme dans ces espèces d’étourdissements instantanés et aussitôt rétablis que connaissent les conducteurs de voiture vers la fin d’une longue étape nocturne (et le film en est une). Dans les deux situations, lorsque prend fin l’état second, le bref tournoiement psychique, le sujet, et non par hasard, a le sentiment de “se réveiller” : c’est qu’il était furtivement engagé dans l’état de sommeil et de rêve. Le spectateur, ainsi, aura rêvé un petit morceau du film : non que ce morceau fît défaut et qu’il l’ait imaginé : il figurait vraiment dans la bande et c’est lui, non un autre, que le sujet a vu ; mais il l’a vu en rêve. Le cinéma produit une hallucination paradoxale : hallucination par la tendance à confondre des niveaux de réalité distincts, par un léger flottement temporaire dans le jeu de l’épreuve de réalité en tant que fonction du Moi, et paradoxale parce qu’il lui manque ce caractère, propre à l’hallucination véritable de production psychique intégralement endogène : le sujet, pour le coup, a halluciné ce qui était vraiment là, ce qu’au même moment il percevait en effet : les images et les sons du film. »

Metz nous offre ici une description formidable de l’état filmique, des conditions dans lesquelles le dispositif du cinéma favorise la production d’une illusion de réalité inconnue des autres formes culturelles. Mais qu’en est-il des jeux vidéo ?

Manifestement, le jeu vidéo produit lui aussi une forme puissante d’immersion dans l’image. La revendication réaliste n’y est pas moins présente qu’au cinéma. Et, pourtant, la position du joueur ne ressemble guère à celle du spectateur. Si le jeu vidéo produit un effet de réel, c’est assurément par de tout autres moyens que le cinéma : non le relâchement assoupi, mais un état d’intense tension qui exige un flux constant d’actions et de réactions. Un état d’affairement qui se constitue dans les allers-retours sans temps mort avec l’écran.

L’hallucination paradoxale que produit le jeu ne repose plus sur l’organisation du laisser-aller et du retrait dans la perception, mais sur une incitation à l’action dans des univers de jeu qui ne laissent pas beaucoup de place à la décontraction. Une forme de surinvestissement dans une perception destinée à l’incessant décodage d’un monde tissé de signes opérables.

En dépit de toutes les proximités du cinéma et du jeu vidéo, ce dernier nous entraîne vers un autre régime d’immersion dans l’image. Et ce régime se noue au point de jonction entre une certaine attitude de joueur, de l’ordre de la concentration totale plutôt que du relâchement, et une certaine qualité de l’image vidéoludique. L’état « jeu vidéo » requiert un tout autre type d’images que l’image filmique. Et c’est là, sans doute, ce qui fait la particularité de cette forme d’expérience subjective.

Mathieu Triclot fera également dans son livre un parcours concis de l’histoire des jeux vidéo depuis sa création dans le milieu de la recherche, aux salles d’arcade, à notre salon et enfin jusqu’au fond de nos poches grâce aux console portables puis nos smartphones. Cette histoire du JV nous pose des questions : Qu’est-ce que ces différent lieux nous disent sur jeu ? Peut-on jouer à la même chose debout face à une borne d’arcade dans une salle bruyante et enfumée où le temps de jeu est minuté et payant ou confortablement affalé dans son canapé, face à sa télé avec des heures devant soi et comment ces différentes façons de consommer des jeux ont dû influencer leurs thématiques et leurs formes ?

Mathieu Triclot nous parlera aussi d’immersion, des liens que le JV entretient avec le cinéma, de cette fameuse vue à la première personne des FPS (le genre de prédilection de l’auteur) et il nous présentera aussi sa vision des serious games et de la gamification.

Pour finir, je vous conseille d’aller au moins lire le prologue du livre qui tente, sous la forme d’un amusant dialogue maïeutique entre Socrate et Mario, de faire une définition des jeux vidéo.

Les éditions Zones ont, en effet, judicieusement mis l’intégralité du livre de Mathieu Triclot en libre accès sur leur site. Vous pouvez aller le feuilleter là bas mais je vous recommande grandement l’achat papier de cet excellent livre. Ceci même si cette édition physique comporte quelques défauts étranges comme un choix de police pas hyper lisible en corps de texte et une couverture particulièrement fragile. Le design de cette couverture, avec une photo promotionnelle de la console VCS d’Atari et un jeu de typo vert fluo, est, pour sa part, un "perfect move".

 Écoutez Mathieu Triclot dans l’émission Place de la toile
 Écoutez Mathieu Triclot chez Erwan Cario pour Silence on joue