Vincent Piolet : Entretien
Regarde ta jeunesse dans les yeux
, le 8 juin 2015
Entretien avec Vincent Piolet, à l’occasion de la sortie de son livre Regarde ta jeunesse dans les yeux, qui retrace les début du hip-hop en France.
La genèse du mouvement hip-hop en France a été, curieusement, peu documentée. Vincent Piolet s’est penché sur la question, et, après un long travail d’enquête et d’entretiens, nous livre chez l’éditeur Le Mot et le reste, un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse de près ou de loin à la question.
Avec son titre tiré d’un des morceaux les plus cultes des débuts du rap français, Regarde ta jeunesse dans les yeux, sous-titré Naissance du hip-hop français 1980-1990, est extrêmement complet. Tellement complet que, parfois, cela pourrait presque en être un défaut — le seul. Mais, riche en anecdotes et rebondissement, le tout reste passionnant et se lit avec autant d’avidité qu’un bon roman.
Entretien avec Vincent Piolet
En 2005 Jeff Chang sortait son Can’t Stop Won’t Stop [1], ouvrage de référence qui retrace l’histoire du hip-hop américain. Peut-on dire que Regarde ta jeunesse dans les yeux est le Can’t Stop Won’t Stop français ?
Ce serait prétentieux d’affirmer que mon ouvrage est une référence comme Can’t Stop Won’t Stop version française. La référence à ce livre n’est pourtant pas dénuée de sens car lorsque j’ai écrit pendant ces années, mon modèle en tête en terme de structure - soit des chapitres courts, essayer de retrouver les pionniers, donner la parole à ces derniers en intégrant leurs récits au texte, etc. – a bien été le livre de Jeff Chang. Que mon livre connaisse le même impact, je peux toujours rêver…
Tu n’as, a priori, pas vécu directement la période que tu relates dans ton livre. Quel est ton lien avec le hip-hop, et, plus particulièrement, avec cette période ? Comment t’es venue l’idée de faire un livre qui retrace ces premiers moments du rap français ?
Effectivement j’étais bien trop jeune pendant la décennie 1980 pour connaître cette période. J’ai surtout connu la culture hip hop des années 1990, à partir de Rapattitude. Pendant l’adolescence, au collège, c’était soit grunge/hard rock soit hip-hop, je me suis intéressé au second. Le rap français m’a amené au rap américain et j’ai alors suivi cette musique, fait des rencontres, animé une émission de radio. En vieillissant, comme beaucoup, je me suis ouvert à d’autres cultures musicales, mais le hip-hop trottait toujours dans ma tête. Je m’interrogeais sur son origine en France, avec en tête le fameux terrain vague de la Chapelle. Je voulais écrire un livre uniquement sur ce mythe mais je me suis rendu compte que cela n’avait pas de sens. Parler du terrain vague sans évoquer toute une génération - des radios pirates, aux après-midis du Bataclan, de la parenthèse « smurf » H.I.P H.O.P. et d’une multitude d’histoires non documentées – cela n’avait pas de sens. Je me suis alors attelé à la tâche, soit l’histoire des pionniers lorsque le hip-hop était réellement une contre-culture.
L’écriture de Regarde ta jeunesse dans les yeux a été un vaste chantier, tu parles de trois ans d’enquête et d’entretiens. Tu as dû rencontrer beaucoup de monde, comment t’y es-tu pris ?
J’ai rencontré plus d’une centaine de personnes, cela a été long mais j’ai pris mon temps, je ne vis pas de ma plume, j’ai pu prendre le temps d’essayer d’aller le plus loin possible, soit retrouver beaucoup de pionniers et leurs donner la parole. Ce travail de recherche n’a pas été simple car une très grande majorité de ceux qui ont créé la culture hip-hop française dans les années 1980 n’a pas connu de succès commercial dans les années 1990, c’est là où l’histoire devient intéressante car les récits sont inédits, certains mythes tombent, j’en découvre d’autres insoupçonnés. J’ai pu rencontrer certaines personnes via des connaissances communes ; certains, c’était quasi l’enquête policière, comme retrouver Bando à l’étranger ; d’autres difficiles d’accès pour d’autres raisons - comme ceux devenus célèbres par la suite - j’ai dû ruser : pour avoir accès à Kool Shen par exemple, j’ai dû me faire passer pour un journaliste de poker auprès de Winamax… Mais pour la grande majorité, cela n’a pas posé de problème, ils étaient très ouverts.
À la lecture de ton livre on pense aussi au bouquin de Guillaume Kosmicki [2], chez le même éditeur, et qui porte, lui, sur la scène « free party » française des années 1990. Comme toi, il présente une contre culture et fait parler ses acteurs. Mais, alors qu’il reproduit tels quels les entretiens en une suite de récits à la première personne, de ton côté tu as décidé de faire un travail de ré-écriture. Pourquoi ce choix ?
Yves Jolivet, l’éditeur, a fait le même rapprochement entre l’ouvrage sur les free parties et le mien sur le hip-hop français avant 1990, soit l’existence d’une réelle contre-culture. Je ne connaissais pas le livre de Kosmicki, mais mon postulat était le suivant : 1980-1990, on a donc une vraie contre-culture dans le développement du hip-hop français, soit pas de soutien financier, pas de soutien médiatique, pas de soutien institutionnel (je mets la période « smurf » avec H.I.P. H.O.P. à part, elle n’a duré qu’un an). Par définition, donc, une contre-culture génère très peu, voire pas, de trace ; il fallait donc recueillir les récits de tous ces pionniers avant qu’ils ne soient oubliés. Le travail de retranscription a été important : j’ai tapé mot pour mot chaque interview, soit une heure ou deux de bande à chaque fois, pour une centaine de personnes. Ensuite, j’ai croisé les récits de plusieurs interviewés pour en dégager une synthèse, cela me permettait aussi de recouper l’info, je travaillais alors par thématique. Pour rendre le texte vivant, j’ai retranscrit tels quels des dialogues, des citations. Par exemple, lorsque Chi NO raconte son histoire avec les crews, des Zulu Five jusqu’au 93NTM, avec les différentes fusions, je reprends presque intégralement son récit. Cet exemple est aussi pertinent pour montrer en quoi le recueil des histoires des pionniers a été essentiel, l’histoire des premiers crews dans le hip-hop français, c’est un élément de contre-culture type, des ados s’organisant seuls et créant avec rien, seulement de la passion, un monde artistique à part entière. Je crois que l’émulation rencontrée dans le hip-hop français pendant cette décennie, sans réel moyen, aussi bien en graff, en danse, en rap, en DJing, etc. est unique.
Ton livre s’ouvre sur les prémices du mouvement aux États Unis, à travers l’histoire de quelques Français qui y ont contribué. Il y a, par exemple, sur la côte ouest, le cas Super A.J.
L’histoire de Super A.J. aurait pu faire l’objet d’un livre à lui tout seul. Pour le retrouver, tu peux le classer dans la catégorie « enquête policière ». Il n’avait jamais raconté son histoire. Un gamin partant sans une thune à Los Angeles, dormant sous les voitures, qui décide de bricoler un club hip-hop qui devient mythique, The Radio, avec Ice-T comme MC, créant un morceau hip-hop en 1983 dans le garage de la tante de Dr. Dre (Andre Young à l’époque), ce dernier qui donne un coup de main à la prod, comment a-t-on pu passer à côté de ça ? Dans cette histoire, tu retrouves énormément de moments épiques, à base de corruption, de drogue, le tout finissant en taule… Un vrai film… Ici personne ne connaissait l’histoire, pourtant Ice-T et de nombreux rappeurs américains s’en souviennent. Tu peux voir Super A.J. dans le documentaire datant de 1983 Breakin’ N Enterin’ sur Youtube aux côtés de Ice-T.
Selon toi, la création d’un "mouvement" hip-hop en France, est surtout passée, au début, par la danse.
Le hip-hop à cette époque, si tu voulais le « voir », il fallait te déplacer dans Paris au début dans des clubs, pendant des après-midis, comme le Bataclan de DJ Chabin par exemple. La danse s’est donc imposée à tous à un moment, il fallait faire ses preuves sur la piste. Le graff est très vite arrivé alors que l’émergence du rap français a été plus lente, car écrasé au départ par le grand frère américain.
Au départ les liens entre les groupes de chasseurs de skins et la culture hip-hop semblent assez étroits. Quels étaient-ils ?
Dans mon livre, je raconte l’histoire de certains Black Panthers qui ont adopté le hip-hop, abandonnant le rock. Ils nettoyaient effectivement les rues des skins comme je le raconte, mais on reste sur certains cas particuliers, il ne faut pas généraliser. Les groupes de chasseurs de skins et la culture hip-hop ont deux chemins distincts même s’ils s’entrecroisent par moment.
Dans ton livre tu montres bien que la radio et les clubs ont été des relais essentiels pour faire vivre cette culture naissante.
Oui, en effet. L’histoire de Dee Nasty est édifiante, un activiste avant l’avènement des radios libres, avec des émissions pirates, puis sur les ondes officielles, tout en mixant dans de nombreux clubs, en participant (et en gagnant) à de nombreux concours de DJing. Il fût même un précurseur dans le graff et les premiers fanzines…
Si on doit retenir quelques clubs, il faut parler de l’Émeraude de Sidney, du Bataclan de DJ Chabin, du Globo de Dee Nasty… Pour la radio, beaucoup ont été bercés au début des années 1980 par Sidney sur Radio 7, par Bad Benny et Dee Nasty sur RDH, puis plus tard par Lionel D et encore une fois Dee Nasty sur Nova avec le légendaire Deenastyle. Marseille a aussi eu ses lieux et ses radios, autant importants.
Après la vague "smurf", que les grands médias ont réduite à une mode rigolote destinée aux enfants, le soufflé retombe rapidement. Comment les acteurs de cette culture ont-ils alors, vécu ce retour de bâton ?
Il y avait deux profils d’acteurs à cette époque, le premier rassemblant certainement des personnes un peu plus âgées. Le premier profil correspond à ceux qui ont pris le hip hop en frontal avec Kurtis Blow, Sugarhill Gang, Grandmaster Flash, le N.Y. City Rap Tour débarquant à Paris avec Bambaataa, Rammellzee, etc. Eux regardent H.I.P. H.O.P. du coin de l’œil, ils peuvent apprécier mais ça reste un truc de cours de récré. La fin du smurf permet d’écrémer, ça ne les dérange pas plus que ça, ils sont mordus à vie de toute façon. Le second profil, un peu plus jeune, correspond à ceux qui découvrent le hip-hop grâce à l’émission et vivent la mode smurf à fond. Quand le soufflé retombe, la chute est rude, on leur retire leur jouet alors que cela représentait beaucoup plus qu’une mode, et beaucoup d’ailleurs en veulent à ce moment viscéralement à Sidney, celui-ci devenant le parfait bouc-émissaire. Mais très vite la page est tournée : les médias ferment la porte au hip-hop. Toute une génération va se le réapproprier, le réinventer, dans son coin. Paradoxalement, la fin de la vague smurf va permettre au hip-hop français de se structurer en culture avec des codes, des rites, des mythes, des lieux, des héros, etc. C’est en partie l’histoire du livre…
Tu présentes la période du terrain vague de La Chapelle, et, notamment les Free Jams organisées en 1986 par Dee Nasty, comme l’élément fondateur du hip-hop français. Comment ça s’est passé ?
Les free jams de Dee Nasty ne sont pas l’élément fondateur du hip-hop français car il y a plusieurs éléments fondateurs qui s’entrecroisent mais c’est certainement le mythe le plus fort, le plus marquant. En 1986, pendant les free jams, les participants ne sont pas conscients de ces événements d’exception, mais très vite, il y a ceux qui y étaient et ceux qui n’y étaient pas. La fameuse « authenticité » dans le hip-hop ne peut pas s’inventer. Le mythe est tellement fort que j’ai croisé certaines personnes m’affirmant avoir rappé pendant les free jams, pour asseoir une crédibilité, sauf qu’après vérification de leur âge, ça leurs faisait 8 ou 10 ans…
Au sein de la culture hip-hop, aux États-Unis, le graffiti a une position particulière, un pied dans le hip-hop, un pied à l’extérieur. Qu’en est il en France, à l’époque ?
On a le même phénomène. Bando n’hésite pas à déclarer que le rap ne l’intéresse pas, d’autres pionniers comme certains de la Force Alphabétick de même. Certains ont des goûts très éclectiques, ils écoutent du punk, écument les catacombes… Disons que c’est exactement ça, « un pied dedans, un pied dehors », mais il est difficile de nier que le graffiti - et encore plus le tag - soient en dehors de cette culture, les racines sont là, dans le hip-hop.
Le cinéma a apparemment eu également une influence sur la création d’un hip-hop français. Des films comme Wild Style et Beat Street, ou les documentaires de Martha Cooper, qui importaient directement cette sous-culture américaine en France, sont évidemment d’une importance capitale. Mais il y a un autre film, peut-être moins directement hip-hop, et à l’univers plus fantaisiste, qui revient également dans ton récit, c’est The Warriors (Les Guerriers de la nuit). En quoi ce film a-t-il influencé la jeunesse de l’époque ?
Ce film a marqué la jeunesse pendant des années, toute la décennie. On y voit New York City dépeinte comme une ville sortant de Mad Max où pour survivre tu dois faire partie d’une bande. Á partir de ce fantasme, tout le monde veut monter son crew, avec son nom qui claque, ses vêtements distinctifs, etc. Même si la violence est présente de plus en plus, les frictions passent par la reconnaissance par ses pairs, par ceux d’en face, chaque crew doit donc briller, par la danse, par le tag, par le graff, etc.
Tu racontes bien dans Regarde ta jeunesse dans les yeux comment les premiers morceaux de rap français n’ont, a priori, aucun lien direct avec la culture hip-hop (Annie Cordy, François Feldman etc.). Hormis ces titres, quel sont les véritables premiers disques de rap français ?
Il faut bien distinguer les premiers rappeurs français des premiers disques de rap français. En effet, on rappe sérieusement à partir de la deuxième moitié des années 1980 mais ceux-ci sont hors des radars médias, du disque, etc. Tu les retrouves dans des soirées, à la radio, dans les M.J.C., au terrain vague… Ce sont des gars comme Lionel D, Jhony Go, Destroy Man, Iron 2, Saxo, Style J, les New Generation MC… Pour les disques, il faut attendre la K7 Concept d’IAM et la compilation Rapattitude qui sortent à quelques mois d’intervalle en 1990. Ceux qui sortent avant ne sont pas totalement aboutis.
À Marseille aussi la culture hip-hop s’installe tranquillement, avec ses b-boys, ses DJs et radios, tu leur consacres un plein chapitre dans ton livre. Pourquoi en avoir fait un chapitre à part ?
Marseille a une histoire un peu à part avec le hip-hop car contrairement à d’autres villes, le hip-hop ne « descend » pas de Paris, ce sont les marins américains stationnés dans la ville qui l’apportent. Philippe Subrini le relaie très tôt à la radio et très vite la scène hip-hop prend forme. Cette spécificité explique peut-être la richesse de celle-ci même si la ville ne vit pas bien entendu en vase clos et est influencée par ce qui se fait à Paris, ou – à l’inverse - influence la capitale…
Tu racontes, d’ailleurs, l’histoire de la première cassette d’IAM qui est passée de main en main pour remonter à Paris et rendre jalouse toute la scène de l’époque.
La première cassette d’IAM - en fait un véritable album - a une longue histoire mêlant le Suprême NTM, Squat, etc., c’est une histoire importante qui fait de cette cassette Concept un objet culte au même titre que Paname City Rappin’ de Dee Nasty. Au-delà de l’objet, ce qu’il faut retenir de Concept, c’est la claque mise à la scène rap parisienne, car cet album est techniquement (niveau flow, écriture, mais surtout niveau production musicale et utilisation du sampler) bien en avance sur ce qui se fait par les autres groupes dans l’Hexagone.
Tu as décidé d’arrêter ton livre à 1990. Pourquoi cette date est-elle une borne dans l’histoire du hip-hop français ?
A partir de 1990, le hip-hop français passe de son statut de contre-culture à celui de sous-culture, on rentre dans une autre ère : argent, médias, institutions sont désormais de la partie. Chaque major signe son groupe de rap, la télévision et la presse parle du hip-hop, les graffeurs français commencent à exposer en galerie ou au musée, la danse contemporaine regarde différemment le break pour l’intégrer, le ministère de la Culture de Jack Lang donne une légitimité au phénomène, etc. On est loin de la « clandestinité » des années 80. Ce n’est ni mieux ni moins bien, c’est un stade de maturité différent que beaucoup de cultures connaissent.
Il faudrait un autre bouquin pour raconter la décennie suivante. Tu es partant ?
La décennie 1990 est tellement riche, le hip-hop prend une telle ampleur en touchant un très grand nombre de gens, qu’il faudrait écrire une encyclopédie ! J’ai passé plus de 3 ans pour décrire la décennie 1980, j’ai peur de ne pas avoir assez d’années devant moi…
Merci !